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ÉCRITS
Noëll
L’agent homéostatique
Depuis quelque temps, parallèlement à l’utopie bleutée, Lucienne renouait avec l’étude documentaire de ses années de formation, ressentant la nécessité de travailler sur les fonds où la paralysie académique l’empêchait encore de retrouver un geste libre et ouvert au pouvoir de reconstituer le mouvement fossile à partir de l’objet qu’il a sculpté. Quand d’affilée, vingt-six soleils suprématistes avaient su autrefois couronner l’Algéroise, elle s’éprenait des nuées tourmentées qui dévisagent les ciels de Normandie. Elle s’y plongeait, les maculant de sa liqueur turquoise, et ressentait l’envahissante polyphonie en clair-obscur que laissait transparaître sa Méditerranée là où la Manche opaque pétrit le sable à longueurs de marées. C’est sans doute à ce moment-là que Noëll sera fortement marquée par l’univers sauvage que la macrocinématographie ou la lunette astronomique de l’Observatoire parviennent à capturer.
Elle désire comprendre comment la créature prend forme, par un chemin de déformation continue. Découvre des lignes de force communes aux entités vivantes et non-vivantes. L’universalité de l’univers. Décide de combiner les trouvailles faites dans l’étude documentaire avec les couleurs oxymores de ses huiles où dominent des bleus étonnamment chauds. Quitte les formes humaines qui ne lui permettent pas d’atteindre l’infini. Plonge dans l’infiniment petit et y rencontre les figures fractales [1] de l’infiniment grand. Les images invisibles saisies au microscope se confondent avec celles qu’embrasse le télescope spatial. Et sa lecture des travaux de Lovelock [2] la conforte dans l’idée qu’un agent homéostatique préside aux relations d’interdépendance que nouent les parties apparemment les plus éloignées d’un système ultime capable d’englober tous les systèmes. Paradoxalement, cette puissance à conserver, au-delà du visible, un équilibre de fonctionnement des êtres et des choses malgré les forces les plus violentes qui s’opposent à leur existence, le geste du peintre s’en rapproche avec moins de mal qu’une cathédrale d’équations ou une armée de concepts.
Le principe d’unitarité
Le peintre, dont le principe d’incertitude suggère qu’il soit compté parmi les phénomènes qu’il crée au même titre que le mécanicien quantique exerce une influence sur sa mesure, n’est donc pas réductible à une simple résultante de l’unité qu’il décèle au principe du monde. À y regarder de plus près, on peut dire que Noëll tient auprès d’elle un quasi-rôle d’homéostat. Où la responsabilité de l’œil dans le fait que soit préservée l’unité des séquences qu’il attrape, quoiqu’il advienne et la remette en cause par moult agressions et destructions aveugles, dénote, sous l’unité fondamentale, l’unitarité d’une intuition pouvant induire à la compatibilité d’une fonction d’onde enharmonique avec l’interprétation probabiliste qui lui ferait écho, ce courant, jusque-là inclassable, que nous qualifierons d’unitarité abstraite.
Bien avant que la Haskala [3] ne pût bénéficier des Lumières européennes, le feu des Maskilîm [4] produisait une pensée analogique. Les docteurs du Talmud se décalottent le crâne à établir, par la démonstration, l’existence des principes communs à plusieurs phénomènes ou événements dont les similitudes échappent au premier abord plutôt qu’à illustrer, d’une figure allégorique, l’intuition juste ou fausse qui s’exposerait, à terme, à connaître l’humiliation d’un démenti formel de l’expérience et obligerait le réel à passer sous les fourches caudines de sa propre représentation. C’est le privilège de l’art et de la religion que de réaliser ce sur quoi la science peut buter à son propre sommet, car Einstein ne parvint jamais à s’ôter de la tête la petite musique du flutiste invisible et devra mourir sans avoir démontré la véracité d’une théorie de la complétude. Or les premiers principes sont précédés par cela même dont l’esprit tire les linéaments d’une pensée abstraite.
Son intuition la guide vers les forces dynamiques parcourant aussi bien les fragments de microcosme que les segments de macrocosme qu’elle a cru lire en eux. Elle table sur l’unité fondamentale pressentie au contact de la protomorphose des crêtes et des combes alvéolant un monde céleste qui aurait pour miroir le monde terrestre. Le principe d’unitarité qu’elle lui prélève lui offre d’anticiper la position ou l’impulsion d’un nombre indéfini de monades parentes dont les schèmes ne se laissent appréhender que par la voie transcendantale; dans un tout autre genre, l’équation de Schrödinger [5] postule que la fonction d’onde d’un système quantique détermine la probabilité de présence de ce dernier d’après la conservation du produit scalaire dans le temps. L’artiste se distingue par son approche radicale de l’unitarité qui, dans son cadre, revêt une acception illimitée allant jusqu’à lui accorder le pouvoir de conférer une compatibilité entre les deux versants de la psyché que sont, d’une part, l’intuition comme possibilité d’unir les divers processus de la réalité par une prise de conscience directe et, d’autre part, le discernement qui va se colleter à la dépouille du réel et entreprend la dissection des phénomènes qui lui sont associés. Une force dont Noëll se devait, ne serait-ce que par humilité, d’en transmettre la nature abstraite au faisceau unitaire qu’elle avait jalousement annelé depuis ses trajectoires secrètes.
La volution et l’étirement
Quand à l’inverse de Staël, elle ne suit pas une courbe involutive, son évolution n’exécute pas non plus ses desseins à l’endroit. Ce qui en donne l’impression c’est le périmètre qu’elle assigne au champ d’abstraction où s’inscrit l’empâtement de formes qui n’ont jamais été déracinés du champ de figuration. Tandis que Staël tel un Cézanne repart de l’abstraction par le fondement, observant la réduction des choses à des formes géométriques simples sans pour autant les effacer au profit d’idées pures ou de passions extrêmes, la glaneuse de cailloux brûle les étapes. À la manière d’une championne de saut en longueur, elle prend son élan sur le rivage figuratif pour s’envoler au large de l’océan abstrait. Deux stades enchevêtrés d’une seule et même action, deux dimensions d’un geste indéfinissable si l’on ne comprend pas qu’il comprend, lui, l’intrication quantique des univers explorés de Kandinsky à Pollock, — de la révolution à l’évolution, — de Staël à Noëll, — de l’involution à la volution. Où l’oracle des formes vous a graduellement enroulés à cette intuition qui a sciemment zappé les stades de la raison et de la passion, qu’elle combine et transcende. Il y a chez l’unitaire un étirement plutôt qu’une rupture. Un phénomène que l’on retrouve chez le baron pétersbourgeois à contresens de celle qui extirpa l’univers de l’avers, avec, entre autres évidences de la puissance infinie du fini, Les grands footballeurs [6], et leur effort à poursuivre une polysphère gonflée à bloc, un effort mashianique [7] au grand élan hors-sol. L’involution staëlienne retrace à l’envers le paradoxe de l’information à la manière dont Klein perçoit le corps de l’ami Armand Fernandez [8] comme une création ex nihilo, apparaissant à la jonction de la ténèbre et de la lumière. Le portrait, qui est la face la plus aboutie de l’être individué, doit avant de se désenfoncer emprunter leurs natures respectives, d’un côté, à la matière informe, de l’autre, à l’unité de l’esprit. Pour Noëll, l’unité n’est restituée ni par l’entité qui lui prend sa forme ni en dehors de l’Antithée sans lequel l’induction n’est ni faite ni à faire. L’induction présuppose un temps, celui du rassemblement des objets soumis à examen, a priori d’un autre, celui des conclusions que l’on sait en tirer. A contrario, l’Un s’appréhende par intuition de ce qu’il y a, de ce qui est, dans le Deux unitaire.
L’abstraction mystique
Que peut bien signifier la suppression soudaine du visage humain chez une femme du monde libre? On la soupçonnerait bien d’avoir cédé à la tentation totalitaire et à l’annihilation qu’elle prône de l’individualité au service du seul collectivisme. Mais ce serait mal connaître Lucienne Levy et l’empressement qu’elle manifeste à secourir son prochain que de céder à la facilité d’une telle analyse. La fameuse culpabilité juive, alors? et décuplée! sous le terrible chef d’inculpation de l’iconophilie… Mais que je sache, il n’est que la représentation de Dieu qui vaille un châtiment au transgresseur du premier commandement. Non, je pencherais davantage pour une logique inverse que nous éclaire ce moment de l’œuvre où se chevauchent les deux périodes charnières, alors que la forme humaine peine à quitter le puits avant de l’avoir fécondé, que l’archée féminine se transforme en arche des principes — par Identification d’une femme avec les eaux; par Submersion insubmersible; par Transmutation hénochide; par Ovulation génésique dont ressort l’unité du zéro — avant que n’en survienne la disparition, via les personnages, de toute personne ayant reçu un nom, laquelle se voit intimer l’ordre de faire place à l’apparition de l’étant innommable. Un mysticisme athéistique, s’adaptant aux besoins d’une âme que le matérialisme rouge ou brun avait rudement poussée hors de son temple.
Le genre et la forme
L’art est la seule science au monde à pouvoir fournir instamment les preuves de ses intuitions. Et pour cause, c’est l’artiste qui les fabrique. Vous me direz qu’un tel procédé ne tiendra pas longtemps devant un tribunal, sauf que son inculpé ne s’y rendra jamais, puisqu’on ne l’y convoquera pas. C’est la chance de l’artiste. On ne le prend pas au sérieux. Ainsi, de 1978 à la fin du siècle, Noëll aura toute latitude de débusquer les traces de l’unité fondamentale et fondatrice de l’édifice du visible. Valsant aux bras de la tautologie, la plus que lente entame une marche inexorable qu’elle décline sous une suite de genres davantage que de formes. Où la figure se cherche, et se trouve un sillon capillaire qu’elle se creuse jusqu’à la froissure, vite libérée de l’axe d’oppression de son Little Big Crunch au cours du déploiement libérateur d’une déchirure ne constituant que le début d’une avancée vers l’évidence de l’unité et de sa préséance, laquelle ne fut jamais plus détectable que dans la dualité, puis la pluralité dont toute procession déferle sur elle-même; il y a ici cette relation des deuxième et troisième dimensions auxquelles l’abstraite offre un voyage pour deux personnes dans la matière du temps à travers une première concrétion; il y a la continuation de l’histoire d’une forme ayant choisi d’emprunter un courant de discontinuité rassemblé par fragments; il y a, enfin, la phase décisive de la dépossession, où le geste original met la main sur une œuvre qui semble n’avoir pas eu besoin d’elle pour mériter ce nom, ce sera, évidemment, l’empreinte incitant au toucher oculaire et, déjà, l’abrasion décelable au passage d’un être à l’intérieur d’un autre, dévisagistes réciproques, sculptures sculptrices ou peintures peintres.
[1]. Benoît Mandelbrot. Les objets fractals : forme, hasard, et dimension. Éditions Flammarion, 1973.
[2]. James E. Lovelock. La terre est un être vivant — L’hypothèse Gaïa, 1979. Traduction par Paul Couturiau et Christel Rollinat. Éditions du Rocher, 1986.
[3]. Haskala : Litt. « Éducation » (hébreu ancien). Mouvement spirituel et social du judaïsme qui, entre la seconde moitié du XVIIIe siècle et la première moité du XIXe, dans le sillage de Kant et Mendelssohn, œuvra à l’intégration des Juifs ashkénazes dans les sociétés européennes.
[4]. Maskilîm : Litt. « Gens réfléchis » (hébreu ancien). Promoteurs de la Haskala.
[5]. Erwin Schrödinger. Mémoires sur la mécanique ondulatoire. Éditions Félix-Alcan, 1933.
[6]. Nicolas de Staël. Parc des Princes. Huile sur toile, 1952.
[7]. Relatif au Mashia'h : Litt. « Messie » (hébreu ancien).
[8]. Yves Klein. Portrait relief d’Arman, 1962.
Extraits de Noëll ou l’Onction unitaire de Bruno Pons Levy